1960-1970 : l’esprit Jean Vilar : le meilleur de la culture pour tous !
Difficile d’imaginer un CSE sans sa billetterie. Et pourtant, il n’en a pas toujours été ainsi. Quelle est l’origine des ACS ?
Dès les années 1950, passée la pénurie alimentaire de l’Après-Guerre qui monopolisait le budget des CE en ravitaillement, les élus vont pouvoir renouer avec le militantisme culturel de l’époque du Front Populaire.
Dans les CE, il faut alors tout inventer.
Les élus vont faire preuve d’imagination, d’initiatives et de convictions. Ils auront le courage de proposer de nouvelles formes d’activités sociales et culturelles aux travailleurs, de les convaincre d’y participer et de trouver les moyens logistiques pour les mettre en œuvre.
Compétitions sportives, expositions, bibliothèques, sorties au théâtre…
Les CE participent activement au mouvement de démocratisation de la culture pour les salariés. Le metteur en scène Jean Vilar, directeur du Théâtre national populaire (TNP, actuel Théâtre de Chaillot), et son équipe vont jouer un rôle considérable dans cette évolution en ouvrant les portes de leur théâtre aux travailleurs et en inventant le système de la billetterie telle qu’il existe encore aujourd’hui dans les CE.
La billetterie du TNP
Initiative de poids, la mise en place par le TNP des abonnements pour les « groupements » marquera durablement l’histoire des CE. Jean Vilar est nommé directeur du TNP en 1951. Sous sa direction jusqu’en 1963, le théâtre va mettre en place, avec un succès sans précédent, un système d’abonnement spécifiquement conçu pour les comités d’entreprise, les associations et les scolaires, et notamment ceux des banlieues parisiennes. L’objectif est de rendre le théâtre accessible à tous. « On croyait à la culture comme instrument de démocratisation », se souvient Sonia Debeauvais à qui Jean Vilar avait confié la mise en place des abonnements pour les « groupements ». « Le théâtre, au premier chef, est un service public, comme le gaz, l’eau, l’électricité », revendiquait Jean Vilar. Pour ce dernier, l’enjeu est effectivement politique, il souhaitait « faire partager au plus grand nombre ce que l’on a cru devoir réserver jusqu’ici à une élite. » Il s’agissait d’affranchir le théâtre des valeurs bourgeoises pour permettre à un public habituellement exclu de ce type de pratique culturelle de franchir les portes de la salle de spectacles et de s’initier à des œuvres classiques et contemporaines de qualité.
Un théâtre sur-mesure
Pour réaliser ce projet, Sonia Debeauvais va mettre au point plusieurs mesures : « Une des bases du système était « le billet en main ». Le spectateur partait de chez lui avec son billet en poche, une place numérotée. Il n’avait pas à passer au contrôle. Pour des gens qui n’étaient pas habitués à aller au théâtre c’était important. De la même manière, nous avons supprimé les pourboires aux ouvreuses et au vestiaire, donné gratuitement le programme, etc. » Baisse du prix des place, vestiaires gratuits, suppression des pourboires, programme offert, texte de la pièce à un franc, mais aussi pour ceux qui viennent de banlieue, restauration sur place, représentations en matinée, horaires adaptées aux transports en commun… Tout est pensé pour mettre à l’aise ces nouveaux spectateurs. « Dans certains secteurs, raconte Sonia Debauvais, on trouvait une vie culturelle forte, par exemple dans l’aéronautique. À Orly, le CE faisait des choses extraordinaires, ils invitaient des artistes à débattre. Mais dans certains secteurs, ça ne marchait pas : dans les banques, à EDF qui avait ses activités à part, dans les assurances… Je me souviens d’une dame des PTT qui prenait 1 200 abonnements. Elle disait : « les p’tites des chèques postaux, vous comprenez, elles sont mal logées, ont peu d’argent… », alors elle les prenait par la main et les emmenait au théâtre. »
« Ils étaient intimidés par le théâtre »
Sonia Debeauvais va commencer par faire de la prospection pour faire connaître le TNP et convaincre les élus de CE de prendre des abonnements. « Au début, ils ne savaient pas comment s’y prendre. Ils étaient un peu intimidés par le théâtre », alors elle se rend systématiquement sur place et entretient des relations privilégiées avec les « relais ». « Quand j’ai été chargée de ce secteur en 1956, les comités d’entreprise avaient, dans le meilleur des cas une bibliothèque. J’ai été obligé de commencer par faire de la prospection. Ils ne pensaient pas aux spectacles. Mais il y avait un poste « Sports et Loisirs » qui n’était pas pris au sérieux et qui était généralement géré par le plus jeune. Je le rencontrais et tentais de le convaincre d’organiser une sortie au théâtre. Je connaissais tous nos « relais », au moins par téléphone. On allait souvent dans les usines faire des débats, avec Vilar et quelques comédiens », se souvient-elle. Le succès est au rendez-vous, très vite, les demandes ont afflué d’elles-mêmes et, en 1963, le théâtre ne compte pas moins de 32 000 abonnements par an. « Le contrat était fondé sur une loyauté totale. Les CE s’engageaient en début d’année sur un nombre de places et sur des pièces qui n’étaient pas encore montées. Ils s’engageaient ferme. » Le pari de Vilar, selon qui « il faut avoir le courage de proposer au public ce qu’il désire obscurément », est largement tenu !
Les activités culturelles des CE aujourd’hui
Fort de son succès, le système d’abonnement du TNP s’est vite généralisé à l’ensemble des théâtres. Héritage direct de cette pratique, la billetterie du CE reste aujourd’hui encore l’activité culturelle en tête des pratiques des comités d’entreprise, avant l’organisation de l’arbre de Noël, les visites d’expositions et de musées, les concerts dans l’entreprise et enfin, plus rarement, les aides à la création et le partenariat avec un festival, d’après une étude de la CGT Rhones-Alpes (1). En revanche, concernant les bibliothèques, « elles apparaissent aujourd’hui comme un héritage que beaucoup d’équipes ne savent plus très bien comment gérer », regrette Jean-Michel Leterrier dans son livre « Métro, boulot, expo : Les comités d’entreprise et les arts plastiques » (La Dispute, 1997). Nombre d’entre elles ont fermé faute de moyen et de personne pour les faire vivre.
Mais aujourd’hui, la grande différence avec cette époque révolue, tient à l’irruption, dans le milieu des années 1980, des bons d’achat : l’enquête de la CGT montre d’ailleurs que « le budget des CSE des activités sociales est ainsi ventilé principalement en divers chèques cadeaux » qui sont considéré par les salariés comme de « véritables compléments de salaires ». Seulement une minorité opte pour les chèques culture (24%) et les chèques lire (17%). Enfin, autre différence majeure, le désintérêt des salariés pour les activités collectives. Une situation qui entraine pour les élus « une tension entre des attentes individuelles et des tentatives pour faire exister du collectif ».
(1) « Les activités culturelles des comités d’entreprise en Rhône-Alpes », enquête menée en 2014 par l’université Lyon 2 pour la CGT Rhône-Alpes.