Fraude ou évasion fiscale des entreprises : quels moyens d’action pour les CSE ?
Ces dernières semaines, plusieurs affaires ont mis en lumière le rôle des représentants du personnel, CSE en tête, dans des cas de fraude fiscale d’entreprises.
L’une concernait McDonald’s, qui a accepté de payer une amende de 1,2 milliard d’euros à l’État Français, l’autre se faisait écho de la plainte déposée par les syndicats Sud et CFE-CGC devant le Parquet National Financier contre l’entité turbines à gaz de General Electric.
Point commun de ces affaires ? L’origine de la découverte des éléments (montant des prix de transfert) permettant d’instruire des enquêtes judiciaires : l’expertise comptable déclenchée par le comité d’entreprise (à l’époque où les CE existaient encore) qui est l’un des moyens d’action sauvegardés avec le passage au CSE…
Ces deux affaires montrent comment chaque CSE a exercé avec conscience et efficacité son rôle de vigie dans l’intérêt collectif des salariés… Car, en définitive, ce sont les marges de manœuvre des employeurs des entités françaises pour embaucher, augmenter les salaires, verser des primes d’intéressement et/ou de participation qui sont en jeu. Si ces marges sont dopées par l’évasion fiscale, il faut rappeler que la France est un des rares pays au monde à disposer d’un régime légal de participation (pour les entreprises de plus de 50 salariés) qui a pour assiette de base le bénéfice fiscal des entreprises.
Au-delà de la contribution de chaque personne à l’impôt, y compris les sociétés en tant que personnes morales, pour donner les moyens à l’État de proposer des services publics et de financer la transition écologique, les intérêts directs des salariés que les élus du CSE représentent sont menacés par les pratiques frauduleuses ou d’optimisation, appauvrissant artificiellement la structure du travail réel au profit de machineries financières éloignées.
Nous vous présentons ces deux affaires, permettant de mesurer l’importance de l’appareil d’investigation dont dispose le CSE.
Quand le CSE conduit McDonald’s à devoir verser plus d’1 milliard d’euros au Trésor Public
C’est le mensuel Capital qui a révélé l’information (Voir ici) : La filiale française du géant américain McDonald’s devra verser au Trésor Public français, après un accord trouvé avec ce dernier, 1,1 milliard d’euros pour clore une enquête pour fraude fiscale (un article de Libération réservé aux abonnés évoque la somme de 1,245 milliard d’euros : voir ici).
Cette somme correspond au cumul d’une amende (737 millions d’euros) et d’un redressement (503 millions d’euros). Elle est validée dans une Convention judiciaire d’intérêt public (montant record à ce jour), procédure semblable au “plaider-coupable”, par le Tribunal judiciaire de Paris le 16 juin dernier.
Dans cette affaire, à l’instar de beaucoup d’autres groupes internationaux, c’est la recherche toujours plus poussée de l’optimisation fiscale qui a attiré l’attention du fisc français en 2013. Celui-ci décide alors d’étudier une nouvelle organisation mise en place par le géant du fast-food en 2009. Le système prévoit de doubler le montant des redevances payées par chaque restaurant à McDonald’s France pour les porter de 5 % à 10 % de leur chiffre d’affaires. Il est alors reversé à une société luxembourgeoise, McD Europe Franchising SARL (elle-même succursale de la maison mère américaine McDonald’s Corporation), pour bénéficier d’un taux d’imposition de moins de 1% au sein du Grand-Duché. L’objectif est clair : diminuer le revenu imposable en France et l’augmenter au Luxembourg, beaucoup mieux-disant fiscalement par la fumeuse pratique des « prix de transfert ». Ces derniers se définissent comme le prix des transactions (vente de biens, services, etc.) entre plusieurs entreprises du même groupe, juridiquement interdépendantes, mais résidentes d’États différents et, par conséquent, soumises à des lois fiscales différentes. Se pose alors la question de l’évaluation de ce prix, la tentation étant grande de le surévaluer pour bénéficier d’un régime fiscal plus favorable.
Mais c’était sans compter la vigilance des représentants du personnel, élus au CE regroupant les restaurants de l’Ouest parisien, filiale de McDonald’s France, qui dépose une plainte en 2016 pour « blanchiment de fraude fiscale en bande organisée » via leur avocate, Me Eva Joly (qui connaît de près ces dossiers en tant qu’ancienne juge d’instruction du pôle financier du Palais de justice de Paris, ayant instruit l’affaire de corruption Elf, au début des années 1990) et sa fille Caroline. La CGT et le fisc français se sont alors associés à la plainte du CE, ce qui aboutira in fine à l’accord validé judiciairement.
Le CE avait en effet intérêt à agir en tant que signataire de l’accord de participation. Le schéma limitant le revenu imposable minorait automatiquement le montant du bénéfice net, élément majeur du calcul de la Réserve Spéciale de Participation (RSP), dont nous vous épargnerons les explications de la formule alambiquée : RSP = ½ (bénéfice -5% capitaux propres) x (Masse Salariale / Valeur Ajoutée).
Gilles Bombard, le secrétaire du CE, explique dans Libération que l’évasion fiscale pratiquée par le roi du burger a privé les salariés de cette filiale d’un treizième mois et d’une prime d’intéressement en raison de comptes artificiellement déficitaires. C’est l’expertise comptable déclenchée par le CE qui permettra de découvrir le pot aux roses.
Il convient de rappeler que le CSE dispose d’un droit de regard sur la gestion de l’entreprise. Celui-ci se manifeste à l’occasion des trois consultations récurrentes portant sur les orientations stratégiques, la situation économique et financière et la politique sociale de l’entreprise, ainsi qu’une mission légale spécifique pour le contrôle de la participation. Dans ce cadre consultatif qui est le cœur des attributions économiques du CSE, ainsi qu’en d’autres circonstances plus exceptionnelles (alerte interne notamment), le comité peut s’adjoindre l’aide d’un expert-comptable en vue de mener à bien ses analyses. Ce soutien technique est essentiel sinon indispensable lorsqu’il approfondit ses investigations dans de telles proportions et avec de tels enjeux.
Le syndicat CGT McDonald’s Paris et Ile-de-France a rappelé quant à lui que les salariés avaient été « doublement victimes » du fait des mécanismes financiers : « En tant que travailleurs, nous ne pouvons pas récolter les fruits de notre travail ; en tant que citoyens, nous passons à la caisse pour payer l’impôt que McDonald’s ne paie pas. » Dans un communiqué, il indique : « Nous envisageons toutes les suites juridiques à apporter à cette décision afin que les salariés puissent obtenir la réparation de leur préjudice avec les nombreuses primes de participation qu’ils n’ont pu obtenir à cause de ce système frauduleux. »
Soulignons que le CSE est légitime, dans son rôle de vigie, à voir plus loin que la seule analyse d’une BDESE brute, mise à disposition des élus conformément à la loi… Ils peuvent se focaliser sur certains aspects, concentrant leur étude sur des questions clefs (pour illustration : Cass. soc. 23/03/22 n°20-17.186). Grâce au pouvoir d’investigation dont est doté leur expert-comptable, ils peuvent accéder à un autre niveau d’information. Si le pouvoir de l’expert de solliciter les informations qu’il estime nécessaire à sa mission n’est pas sans limite (cadre de l’expertise, absence d’obligation d’éditer des informations inexistantes…), celui-ci lui donne un poids, des moyens d’action qui peuvent être considérables comme le démontre cette affaire. Cet expert-comptable a aussi des obligations dans le cadre de la lutte contre le blanchiment, qui comprend le blanchiment de fraude fiscale.
General Electric devant le Parquet National Financier grâce au CSE et deux syndicats
Le Trois a réalisé plusieurs articles sur cette affaire et a interviewé l’une des avocates des syndicats qui n’est autre que… Me Eva Joly (Voir ici).
Les syndicats Sud Industrie et CFE-CGC de l’entité turbines à gaz de General Electric ont saisi le parquet national financier (PNF) pour blanchiment de fraude fiscale, faux et usage de faux, recel et abus de confiance, avec le soutien des ONG Oxfam et Attac.
Selon l’expert mandaté par le comité social et économique (CSE), au moins 555 millions d’euros de bénéfices ont été sortis de l’entité française, en utilisant les mécanismes des prix de transfert, de redevance de marque et de technologie.
Le CSE de General Electric EPF (GE) a lancé deux procédures d’alerte économique et a eu recours à plusieurs reprises à des expertises depuis 4 ans.
Rappelons que le CSE peut déclencher une alerte interne lorsqu’il a “connaissance de faits de nature à affecter de manière préoccupante la situation économique de l’entreprise” (CT, art. L2312-63). Cette procédure permet au CSE d’obliger l’employeur, en réunion, à fournir des explications sur les faits identifiés. Puis, lorsque le caractère préoccupant de la situation est confirmé, il réalise un rapport en vue duquel il peut désigner un expert-comptable, dont les honoraires sont cofinancés par l’employeur (80%) et le CSE sur son budget de fonctionnement (20%). Cette mission a pour objet d’analyser les faits préoccupants et de permettre de saisir les organes chargés de l’administration ou de la surveillance de la structure pour attirer l’attention des administrateurs sur les risques pris par les dirigeants de l’entreprise et pour proposer des actions correctrices.
Mais, dans cette affaire, le groupe n’a pas pour autant modifié son système financier basé sur un accord fiscal conclu entre General Electric et un canton suisse lui permettant d’économiser 3 milliards de dollars de charges fiscales sur 5 ans … Philippe Petitcolin, secrétaire du CSE, considère que la filiale française de General Electric à Belfort a construit depuis 2015 un « déficit artificiel », permettant à la société de ne pas payer d’impôt depuis 10 ans et « de justifier la modération salariale, la baisse des investissements en R&D et en production, des délocalisations en Inde, en Hongrie et aux États Unis ainsi qu’un PSE en 2019 ayant visé 792 emplois ».
« C’est un moment exceptionnel. Les plaintes pour blanchiment de fraude fiscale contre les multinationales sont rares. La plainte déposée hier est historique. » déclare Me Eva Joly qui considère que les représentants du personnel ne se saisissent pas assez souvent des outils qu’ils ont à leur disposition pour auditer de l’intérieur les comptes de l’entreprise.
Dans une conférence de presse commune, le syndicats et les ONG précitées appellent « le gouvernement, les acteurs politiques et économiques, les syndicalistes, les chefs d’entreprises et les investisseurs » à demander des moyens de lutte efficace contre l’évasion fiscale : « renfort des moyens du fisc, travail collaboratif entre le fisc et les CSE lors des contrôles fiscaux (…), fournir dans le cadre des expertises du CSE les documents comptables des filiales étrangères concernées par les prix de transfert avec les entités françaises », mais aussi « abroger les lois Rebsamen, El Khomri et Macron qui diminuent considérablement les moyens d’action et fragilisent les représentants du personnel, seul contrepouvoir dans l’entreprise et dernier défenseur de l’industrie, des services publics et de notre modèle social ».
« L’impôt doit être payé là où la valeur est créée. » Ce sujet est d’autant plus brûlant qu’entre 2006 et 2019, les recettes liées à l’impôt sur les sociétés ont baissé de 40 % en France, quand celles liées à l’impôt sur le revenu ont augmenté de 43 % rappelle Le Trois.
Les dividendes mondiaux ont encore augmenté de 11 % pour atteindre 302,5 milliards de dollars (surtout pour les groupes pétroliers et miniers ainsi que pour les géants du transport), un record pour un premier trimestre 2022, selon l’étude du gestionnaire d’actifs Janus Henderson de mai dernier. Janus Henderson prévoit que les dividendes mondiaux pour 2022 devraient atteindre 1.540 milliards de dollars, soit une hausse de 4,6% par rapport à 2021, plus de 20% de plus qu’en 2020 et plus de 50% par rapport à 2009. Le gestionnaire d’actifs indique qu’« …il est important de rappeler que les dividendes [versés aux actionnaires] sont beaucoup moins volatiles que les bénéfices [résultat excédentaire sur l’année comptable] ».
« Quand une multinationale ne paie pas sa juste part à l’impôt, ce sont des milliards d’euros en moins pour financer les services publics, la transition écologique et une rémunération plus juste des salariés », indique Quentin Parrinello, porte-parole d’Oxfam France sur les questions fiscales. « Avec une filiale qui se place en déficit artificiel, c’est tout le tissu économique local qui pâtit de ces manœuvres d’évasion fiscale. » Ce sont des commerces qui ferment, des effectifs qui se réduisent dans les écoles… « Ce n’est pas qu’un combat moral et éthique », ajoute-t-il, évoquant les enjeux de « la réindustrialisation ». Maxime Renahy, lanceur d’alerte et membre du collectif Reconstruire affirme que « Nous pouvons lutter à présent, en utilisant le droit, la comptabilité et l’intelligence économique ». « Nous avons les outils pour contraindre les dirigeants à appliquer les règles », confirme quant à elle Eva Joly, en précisant que les magistrats et les policiers liés au PNF sont compétents sur ces questions.
Au-delà de la saisine du PNF, le syndicat Sud Industrie a assigné General Electric devant le Tribunal judiciaire de Belfort au mois de janvier dernier « pour fraude au droit à la participation des salariés », en se basant sur ces mêmes mécanismes de délocalisation des bénéfices vers la Suisse ou l’État du Delaware aux Etats-Unis.
Les représentants du personnel et les ONG dénoncent un manque de volonté politique pour s’attaquer aux paradis fiscaux et à ces pratiques des multinationales. « Si nous faisions confiance aux dirigeants [de General Electric], à Bercy et au président de la République, il n’est pas sûr que nous garderions les emplois à Belfort », précise Me Éva Joly, qui s’inquiète car GE « prépare la fermeture du site », car elle « peut dire que ce n’est pas rentable ».
Des sanctions potentiellement importantes
Pourtant, « le blanchiment de fraude fiscale aggravé, c’est sept ans d’emprisonnement encourus et les dirigeants peuvent être responsables du montant de la fraude sur leur patrimoine », indique-t-elle. Une condamnation empêcherait également l’entreprise de pouvoir se positionner sur certains marchés publics.
Le plus grand risque pourrait bien être celui de l’image ternie par l’exposition médiatique des méfaits auprès d’éventuels consommateurs, investisseurs, partenaires…
C’est bien l’esprit du CSE que de jouer ce rôle de vigie dans la gestion et la marche générale de l’entreprise, n’en déplaise à certains employeurs qui tentent de négocier les prérogatives des élus en vue de les abaisser, comme permis par les ordonnances Macron de 2017. Par exemple en diminuant par accord la fréquence des consultations, jusqu’à 3 ans au lieu d’un an, et les expertises qui les accompagnent, en imputant toujours davantage le coût des expertises sur le budget de fonctionnement du CSE, en favorisant le comité central au détriment des comités d’établissement, qui se voient peu à peu vidés de leurs compétences consultatives sur le plan économique (pour une illustration synthétique de cette évolution : Cass. soc. 9 mars 2022, n° 20-19974).
N’en déplaise également à d’autres employeurs qui, menés par un sentiment d’impunité, entravent au fonctionnement du CSE en refusant, par exemple, de communiquer certaines informations pourtant obligatoires, en incitant les élus de CSE à ne pas faire appel à des experts, à ne pas utiliser leurs heures de délégation, …
Oui, le CSE peut (doit !) être un véritable contrepouvoir utile à la collectivité des salariés qu’il représente comme à la collectivité, tout court. Les outils et les règles existent pour lutter contre la fraude ; Il appartient aux élus de les connaître, de se former pour les maîtriser, d’être vigilant dans les négociations sur le renouvellement des mandats à venir pour ne pas les édulcorer et être en mesure de pouvoir les utiliser. Il en va aussi de la question essentielle du pouvoir d’achat des salariés lié aux marges de manœuvre financières dont disposent les employeurs implantés en France !
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